- Hæccéité
- HæccéitéLe volontarisme de Duns Scot est donc bien loin de supprimer l’ordre ; il nie seulement qu’il y ait un ordre qui soit imposé à Dieu par la nature des choses. Disons aussi que sa fameuse théorie de l’individualité, selon laquelle, contrairement à l’aristotélisme thomiste, il voit le principe d’individuation non pas dans la matière mais dans une entité positive qu’il appelle l’hæccéité, n’a pas du tout pour conséquence de réduire la réalité à des individus isolés et juxtaposés ; bien au contraire, il est l’adversaire du nominalisme, et il admet la valeur des genres et des espèces, selon lesquels l’univers s’ordonne et peut être objet de savoir. Quel est donc le sens de sa théorie de l’hæccéité ? On sait que, en 1277, Tempier avait condamné les propositions suivantes : « Dieu ne peut connaître le particulier. Si le sens n’existait pas, l’intellect distinguerait l’homme de l’âne, mais non Socrate de Platon. » Malgré les efforts de saint Thomas, la théorie qui attribuait l’individuation à la matière et qui faisait ainsi d’elle quelque chose d’inintelligible paraissait avoir quelque affinité avec la thèse condamnée qui refusait à l’intelligence, même divine, la connaissance des choses singulières. On était, à vrai dire, néoplatonicien quand il s’agissait de Dieu (ou même de l’ange), admettant que, en lui, la connaissance des universaux contient celle des individus. Mais, à l’égard de l’intelligence humaine, l’on admettait (par exemple Godefroid de Fontaines) que l’espèce infime était indivisible et contenait tout ce qu’il y a d’être positif dans les individus qui sont au-dessous d’elle ; ils ne se distinguent entre eux que numériquement, par la place distincte (ou quantité) qu’ils occupent : mais pareille thèse, selon Duns Scot, non seulement en revient à poser les Idées de Platon, mais retourne au « maudit Averroès », puisqu’il faudrait admettre, en appliquant la thèse à l’espèce humaine, que la nature humaine est indivisible d’elle-même, et que les individus ne se distinguent entre eux que par la quantité, l’espèce étant comparable à une masse homogène d’eau qui se divise.Sans doute, « il n’y a pas de science du singulier », et Duns Scot admet cet adage aristotélicien ; mais cela tient aux limites de notre intelligence et non à la réalité. C’est un principe général que l’unité implique toujours une entité correspondante ; dès que l’on admet l’unité de l’individu, sa répugnance à être divisée, il faut donc admettre une certaine entité ; cette entité ne peut être celle de la « nature » de l’individu, celle de l’humanité en Socrate, par exemple ; car cette « nature » a une unité propre différente de celle de l’individu, et elle suit donc d’une entité différente ; comme l’entité de l’espèce infime répugne à la division de l’espèce infime en espèces distinctes, l’entité de l’individu s’oppose à la division de l’individu en sujets divers.Qu’est-ce que cette hæccéité ? L’aristotélisme distinguait dans un être la forme, la matière et le composé des deux ; l’hæccéité n’est aucun de ces trois éléments, mais plutôt quelque chose qui s’ajoute à chacun d’eux : en effet toute nature en général, par exemple l’humanité, comporte forme, matière et composé ; mais un homme singulier comporte une forme elle-même individuée et une matière qui l’est également : c’est telle ou telle matière avec telle ou telle forme, qui fait tel ou tel individu ; l’hæccéité s’ajoute donc à la matière, à la forme et au composé ; elle est comme la « réalité dernière » de la nature ; elle constitue, avec l’humanité, un individu humain qui est une unité par soi ; humanité et hæccéité ne sont pas précisément en lui deux réalités distinctes à la manière dont le sont le genre et la différence spécifique ; elles ont pourtant entre elles cette « distinction formelle » qu’ont des réalités qui appartiennent à la même chose. On voit donc que l’individualité n’est pas tout à fait un intelligible au sens où le sont les universaux ; les hæccéités sont des éléments discrets dont on ne voit pas du tout qu’ils forment un système. Si exagéré qu’il soit de dire que Duns Scot ait supprimé tout principe d’ordre et de synthèse, on voit donc que tous ces principes tendaient, qu’il le voulût ou non, à dissoudre cette organisation qui unissait la foi et la raison, le dogme et la philosophie.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.